Fil rouge de la 4e édition

Quelle ergonomie au prisme du développement durable ? Réflexions sur des contributions possibles et souhaitables à partir de 3 recherches actuelles présentées à la 4e édition de la journée d’étude « Ergonomie et développement durable » du master de l’Université Paris 8

Leïla Boudra, chercheuse (PhD) et enseignante en ergonomie Postdoctorante au CNAM-CRTD (EA 4132)

Cette contribution a été proposée comme discussion de la 4e édition de la journée « Ergonomie et Développement durable » du master de l’Université Paris 8. Elle met en perspectives les enjeux et objets qui apparaissent communs à 3 présentations de travaux de thèse soutenus ou en cours :

  • La thèse de Marie Chizallet (Université de Paris), soutenue en 2019
  • La thèse en cours de Célina Slimi (INRAE, UBO et AgroParisTech)
  • La thèse en cours de Tabatha Thiébaut-Rizzoni (Université Bretagne Sud)

L’autrice de cette contribution remercie chaleureusement les trois intervenantes pour leurs présentations et les documents qu’elles ont eu la gentillesse de lui faire parvenir en amont et leur disponibilité pour répondre à mes questions. Et elle remercie également les organisateurs de cette journée pour leur invitation.

1. Diversité des approches au prisme du développement durable

Les trois présentations ont proposé des cadres théoriques, méthodologiques et épistémologiques différents pour répondre à des objets de recherche divers. L’idée n’est pas d’entrer dans une discussion sur les cadres conceptuels ou méthodologiques ou sur ce qui a motivé leur choix, ni de tenter une vaine comparaison et mise en contraste. Ces cadres sont des instruments de la recherche et répondent à des objectifs pragmatiques et scientifiques contextualisés qui ont été posés par chacune des trois contributrices.

Mon propos ici vise plutôt à souligner qu’il y a de multiples façons de produire des connaissances et d’intervenir de façon transformative pour contribuer au développement durable, pris dans sa conception tripolaire (défi environnemental, défi économique, défi social). Cette diversité d’approches vise toutefois à répondre à des questions communes pour ces trois travaux de recherche, j’en liste au moins deux :

  1. Comment ces projets de transition écologique s’inscrivent dans l’activité et la transforment ?
  2. Quelles formes d’appropriation par les sujets et comment cela vient enrichir, reconfigurer les projets eux-mêmes ?

En d’autres termes, s’engager en tant que sujet en activité dans un projet de transition écologique, c’est toujours se l’approprier pour en produire une forme singulière, contextualisée. Car il s’agit concrètement de mettre en œuvre ces projets et cela suppose d’entretenir une dialectique entre des enjeux microscopiques, des micro-configurations locales, et des enjeux macroscopiques pour engager des transitions vers un développement durable.

2. Un objectif commun : soutenir les transformations qualitatives des systèmes

Les trois présentations ont interrogé des transformations écologiques dans des organisations socio-productives agricoles ou halieutiques. L’objet de ces travaux n’est pas « simplement » d’observer un « verdissement » des pratiques écologiques au travail. Concrètement s’y limiter reviendrait à observer des pratiques de greenwashing ou en français éco-blanchiment, c’est- à-dire une instrumentalisation du développement durable à des fins commerciales et marketing, sans questionner les modèles socio-productifs. Ces trois présentations au contraire, ont soutenu ou accompagné des transformations plus profondes des pratiques professionnelles, du modèle socio-productif et du système de l’activité dans son ensemble.

En effet, je soutiens ici que les transitions écologiques produisent des réorganisations d’ordre qualitatif dans le système de l’activité ou entre les pôles du système (sujet-objet-instruments- communauté-division du travail – règles). Une réorganisation d’ordre qualitatif car les effets négatifs sur l’environnement sont en fait les résultats produits par le modèle socio-productif.

Si l’on prend l’exemple du contexte du travail de thèse de Tabatha Thiébaut-Rizzoni, la pollution plastique dans le domaine maritime est – en partie – liée aux instruments utilisés dans l’industrie de la pêche. Les travaux de Marie Chizallet mettent aussi en évidence cette réorganisation qualitative du système et viennent questionner les instruments, non pas seulement matériels comme dans l’exemple précédent, mais organisationnels soutenant la transition agro-écologique. Toutes deux, en entrant par les instruments, engagent un soutien à des transformations des systèmes, transformations qui sont déjà à l’œuvre. Le processus de transition écologique est déjà engagé dans les activités et pour les acteurs concernés. Cette transition peut avoir été amorcée par nécessité (se mettre en conformité par rapport à une nouvelle réglementation par exemple), et/ou par volonté éthique (valeurs personnelles, citoyennes). Mais même si le processus de transition est engagé, on voit bien que le chemin reste en partie indéterminé voire parfois impensé. Les travaux de Célina Slimi ont abordé cela sous l’angle des travaux de John Dewey [1] en empruntant la méthode de la mise en enquête.

Il me semble que là encore, l’ergonomie tient toute sa place pour contribuer à concevoir un futur désirable et accompagner les acteurs à tracer un chemin de transition encore indéterminé. J’utilise à dessein le terme d’indétermination en clin d’œil aux travaux sur l’approche transitionnelle d’Anne Bationo-Tillon [2] [3] membre de l’équipe d’ergonomie de Paris 8. Elle présente les épisodes transitionnels – des moments de bascule en train de se faire – comme des épisodes d’indétermination qui marquent et transforment les sujets.

Je souligne ces éléments car depuis la 1ère édition de ces journées en 2018, une question a souvent été adressée à Gaëtan Bourmaud et moi-même par les étudiants et étudiantes en ergonomie, ou par certains confrères et consœurs avec qui nous avons eu la joie d’échanger autour de ces enjeux: quel est le rôle, quelle est la place de l’ergonome dans le développement durable ? Une première réponse que l’on peut faire c’est donc que l’ergonome soutient des réorganisations qualitatives des systèmes en questionnant et en concevant de nouveaux instruments. Mais je reviendrai sur ce point en conclusion de ma contribution.

3. Soutenir des transitions multiples et multiformes et multiscalaires

Pour poursuivre l’idée de soutenir des réorganisations qualitatives du système, il est important de souligner que les transitions écologiques engagent une multitude de transitions d’autres natures notamment organisationnelles et professionnelles. À ce titre, les travaux de Célina Slimi sont venus éclairés ces transitions multiples, en abordant de manière croisée les enjeux de reconfiguration de l’expérience et de transitions professionnelles.

Les transitions multiples qui s’opèrent sont interdépendantes. Et ces interrelations me semblent être un point essentiel du pilotage de l’action transformatrice en ergonomie. Concrètement, l’un des enjeux à défendre est un point de vue systémique face au risque de produire ces transitions écologiques, professionnelles et organisationnelles, etc. (a) en silo- c’est-à-dire de façon séparée, sans lien, sans dialogue-, ou (b) en cascade, c’est-à-dire de manière successive les unes à la suite des autres, sans anticipation, une fois que les problèmes ont déjà produits leurs effets. Et une production en silo ou en cascade de ces transformations multiples et indéterminées entravent un point de vue global, systémique sur la situation.

Pour illustrer ce dernier point, je vais donner un autre exemple. Dans mes travaux de recherche doctorale dans le secteur du tri des déchets [4], j’ai analysé les conséquences de l’introduction d’une nouvelle règle environnementale : l’extension de la gamme des déchets d’emballages plastiques à recycler (c’est-à-dire non seulement des bouteilles et des flacons mais désormais tous types de déchets plastiques comme des pots de yaourt, des barquettes de viande, etc.). Il s’agit d’une réponse aux exigences, au niveau européen, d’accroissement du taux de recyclage des plastiques. Cette extension des déchets plastiques recyclés a conduit à une intensification du travail pour les travailleur·euse·s des centres de tri des déchets, qui est un travail réalisé à la chaîne donc par nature déjà très sollicitant. Et cette intensification est la conséquence d’une inadaptation des équipements techniques du tri, une inadaptation des instruments donc.

Je propose donc ici de penser ces transformations multiples comme un système pour en souligner le caractère d’interdépendance. J’ajouterai qu’elles concernent des échelles de temps et d’espace également multiples. Marie Chizallet a exploré la question du temps dans ces travaux en proposant une représentation parabolique du passé, du présent et du futur. De mon côté, dans mes travaux de recherche, j’ai exploré la question du territoire, notion que nous avons placée au cœur de ces journées « ergonomie et développement durable ». Je renverrai les lecteurs et lectrices au carnet de ces journées en ligne1. Comme les temporalités multiples, l’espace est de la même manière multiscalaire [5] : l’espace hic et nunc dans lequel se déploie l’action au présent, l’espace géographique, matériel, l’espace symbolique, cognitif, socio-affectif, etc. Ces multiples échelles de l’espace offrent autant de possibilités d’interactions humaines. Aussi, si les transitions se déploient dans leS temps, elles se matérialisent dans les espaces pré-déterminés et vécus, transformant ainsi l’expérience individuelle et collective.

4. Mobiliser des approches individuelles, collectives et organisationnelles

Les trois travaux qui ont été présentés mobilisent des approches centrées sur l’activité d’un individu donné ou explorent des dimensions plus collectives. Tabatha Thiébaut-Rizzoni [6] a proposé d’observer l’activité de pêche comme une activité individuelle (poser le filet, remonter le filet, récupérer le contenu du filet). Mais comme toute activité individuelle elle est orientée par et pour autrui et elle s’inscrit dans des rapports sociaux. Et c’est pour cela qu’elle a resitué l’activité individuelle dans un système sociotechnique pris dans une communauté de pratiques et de partage, dans lequel une division du travail est organisée, structuré par des règles, etc. Célina Slimi de son côté, interroge les dynamiques collectives en instrumentant les échanges entre pairs pour favoriser la construction de ressources pour accompagner les individus à une reconfiguration de leur expérience dans le contexte d’une transition professionnelle vers l’agro-écologie [7]. Enfin, Marie Chizallet [8] a appréhendé la conception comme une activité collective et conclut de son propre travail que « les profondes transformations agro-écologiques concernent non seulement le travail des agriculteurs et des agricultrices mais aussi le travail de celles et ceux qui les accompagnent », les concepteurs et les chercheurs compris (2020, p.55).

En synthèse, les analyses que ces trois chercheuses ont présentées, articulent des approches collectives et individuelles de l’activité pour mieux en saisir les transitions sociales à l’œuvre. L’un des points centraux à souligner est que, classiquement en ergonomie, les travailleurs et travailleuses sont considérés comme des acteurs de leur travail et de la transformation de la situation de travail. Ce sont des sujets capables, au sens de Rabardel [9], des sujets qui agissent et qui par leur activité transforment leur environnement et se transforment eux-mêmes.

Et je m’appuierai sur cela pour conclure. Ces transitions écologiques, instrumentales, professionnelles, organisationnelles et sociales étudiées par ces trois chercheuses dans les domaines de l’agriculture ou de la pêche, nous savons qu’elles engagent également des collectifs qui ne sont pas seulement des collectifs de travail, des collectifs de pairs, mais qui sont aussi des réseaux d’acteurs divers. En somme, ces transitions qu’implique le développement durable, ne se limitent pas (a) ni aux frontières d’une entreprise donnée, elles engagent des réseaux territorialisés mêlant des organisations industrielles, agricoles et servicielles locales ; et (b) ni au seul domaine du travail, elles viennent aussi questionner le domaine de la formation et la vie quotidienne et citoyenne.

5. Quel(s) rôle(s) pour l’ergonome engagé·e dans le développement durable ?

Alors in fine, que retenir pour mieux comprendre le rôle de l’ergonome s’engageant dans des projets de développement durable ? Je vais décliner trois propositions qui ne sont pas exclusives au contraire, et je laisserai les présentatrices et les participants et participantes réagir, discuter ces propositions, qui ne sont que des pistes d’ouverture.

  1. J’ai donné une première proposition précédemment en précisant que l’ergonome soutenait des réorganisations qualitatives des systèmes de travail par la conception de nouveaux instruments.
  2. Deuxième proposition, le rôle de l’ergonome, par ses méthodes d’analyse et de transformation systémique, est aussi de soutenir une dialectique entre des enjeux microscopiques, ces micro-configurations locales dont j’ai parlé, et des enjeux macroscopiques sociétaux (réduire la pollution plastique liées aux activités de pêches, réduire l’usage des pesticides en agriculture et limiter les pollutions environnementales mais aussi les risques pour la santé des agriculteurs et des agricultrices et leurs entourages familiales, etc.).
  3. Et troisième proposition, l’ergonome se doit de rendre tangibles, accessibles des projections vers le futur. Car s’engager dans des projets de transitions, c’est répondre aux besoins du présent – faire face aujourd’hui à une urgence écologique- et produire des ressources pour les générations futures pour répondre aux besoins de demain. C’est la définition du développement durable posé en 1987 par l’ONU (rapport Brundtland) [10]. L’ergonome avec ses outils d’analyse et de transformation, peut contribuer à ouvrir des horizons de développement jusqu’alors inexplorés. En d’autres termes, contribuer à engager une projection vers d’autres possibles désirables et réalisables : vers ce qu’il semble possible de faire maintenant dans le présent, et vers ce qu’il paraît possible d’atteindre demain dans un futur plus ou moins lointain.

En conclusion, de mon point de vue, une ergonomie au prisme du développement durable a pour originalité d’accompagner les transitions écologiques, productives, organisationnelles, instrumentales, etc. en y intégrant les transitions sociales à l’œuvre. Elle s’inscrit dès lors dans une approche développementale des sujets capables, en considérant les dimensions à la fois diachroniques, systémiques et multiscalaires de l’activité individuelle et collective.

Références bibliographiques

[1] Dewey, J. (1938). Logique. La théorie de l’enquête. Paris : PUF.

[2] Bationo-Tillon, A. (2017). Chemin transitionnel – ouverture pluridisciplinaire pour une ergonomie développementale (Habilitation à diriger des recherches). Saint-Denis : Université Paris 8.

[3] Bationo-Tillon, A., Poret, C., & Folcher, V. (2020). Appréhender le développement des organisations à la croisée du cours d’action et de l’approche instrumentale : la perspective transitionnelle. Activités, 17(2), 1-29. <https://doi.org/10.4000/activites.5371>

[4] Boudra, L. (2016). Durabilité du travail et prévention en adhérence. Le cas de la dimension territoriale des déchets dans l’activité de tri des emballages ménagers (Thèse de doctorat). Lyon : Université Lumière Lyon 2. 283 pages. <https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01561149>

[5] Boudra, L. (2019). Activité humaine, espace et territoire. Éléments de réflexion à partir d’une analyse systémique et multiscalaire. Ergologia, 22, 69-90. <http://www.ergologia.org/uploads/1/1/4/6/11469955/num_22_art_3.pdf>

[6] Thiébaut-Rizzoni, T. (2021). Les pêcheurs, acteurs du processus de développement d’un filet de pêche innovant. Bulletin Pêche et Développement, 185, 1-3. < https://peche- dev.org/spip.php?article342>

[7] Slimi, C., Prost, M., Cerf, M., & Prost, L. (2021). Exchanges among farmers’ collectives in support of sustainable agriculture: From review to reconceptualization. Journal of Rural Studies, 83, 268-278. < https://doi.org/10.1016/j.jrurstud.2021.01.019>

[8] Chizallet, M., Prost, L., & Barcellini, F. (2020). Supporting the design activity of farmers in transition to agroecology: towards an understanding. Le travail humain, 83(1), 33-59. <https://doi.org/10.3917/th.831.0033>

[9] Rabardel, P. (2005). Instrument subjectif et développement du pouvoir d’agir. In P. Rabardel & P. Pastré (Eds.), Modèles du sujet pour la conception (pp. 11-30). Toulouse : Octarès.

[10] Brundtland, G.H. (1987). Our common future. Report of the world commission on environment and development. Rapport de l’ONU.